CHAPITRE SIX

 

 

En descendant vers le sud, Nicolas dut changer deux fois de chevaux, laissant ceux qu’il avait montés sans ménagement attendre son retour, qui, à son avis, ne saurait tarder et comme il l’avait promis, il rapporterait des nouvelles, bonnes ou mauvaises. A plusieurs milles de Wherwell, il commença à sentir l’odeur âcre du feu, ancienne maintenant, qui flottait dans l’air. Quand il entra dans ce qui restait de la petite ville, ce fut pour trouver un lieu de désolation, presque désert. Dans les rares demeures à avoir échappé au pillage et à la destruction, les habitants allaient et venaient, passant leurs biens en revue. Ceux qui avaient perdu leurs maisons dans l’incendie préféraient par prudence éviter de les rebâtir pour le moment. Car même si les maraudeurs venus de Winchester avaient été chassés ou capturés et si Guillaume d’Ypres avait ramené les Flamands de la reine à leurs positions précédentes encerclant la cité et la région, l’endroit était toujours au milieu des hostilités et d’autres violences n’étaient pas à exclure.

Très inquiet, le cœur serré, Nicolas se dirigea vers l’enceinte du couvent, l’un des trois plus grands du comté, avant que ce désastre ne s’abattît sur ses bâtiments, en détruisant la moitié et rendant l’autre inhabitable. La carcasse décharnée, noircie, de l’église se dressait sur le ciel sans nuages et ses murs déchiquetés, ternes, évoquaient des dents gâtées. Il y avait des tombes nouvelles au cimetière des religieuses. Quant aux survivantes, maintenant qu’elles avaient perdu leur foyer, elles s’étaient dispersées. Au bord de la nausée, il regarda la terre fraîchement retournée, se demandant qui des moniales reposait là. Jusqu’à présent le temps avait manqué pour l’indiquer, il avait fallu se contenter de les enterrer dans les tombes anonymes.

Il refusa seulement de penser que celle qu’il cherchait gisait sous terre. Cherchant l’église paroissiale, il se mit en quête du prêtre qui avait abrité chez lui et dans sa grange deux familles sans abri. Un homme fatigué, accablé de soucis, plus très jeune, apparut, vêtu d’une soutane qui avait connu des jours meilleurs.

— Les nonnes ? dit-il, s’avançant sous le porche bas et sombre. Elles se sont enfuies, les malheureuses, Dieu seul sait où. Trois d’entre elles ont péri dans l’incendie. Nous sommes au moins sûrs de ça, mais il y en a peut-être d’autres encore ensevelies sous les décombres. On s’est battu dans toute la cour, les Flamands ont sorti les prisonniers de l’église manu militari, mais ni les uns ni les autres ne se sont souciés des femmes. Certaines ont trouvé asile à Winchester, paraît-il, bien que la ville ne soit pas très sûre, mais le seigneur évêque n’a pas le choix, il doit les aider puisque leur maison était alliée au vieux moutier. Les autres... aucune idée ! L’abbesse se serait réfugiée dans un château près de Reading où elle a de la famille ; elle a peut-être emmené quelques-unes de ses filles. Mais nous sommes en pleine confusion – on ne sait rien de précis.

— Où est ce manoir ? demanda fiévreusement Nicolas.

— C’est seulement une rumeur que l’on m’a rapportée – on ne m’a pas donné de précisions, dit l’autre avec un hochement de tête plein de lassitude. Il n’y a peut-être pas un mot de vrai là-dedans.

— Mon père, connaîtriez-vous les noms des religieuses qui sont mortes ? demanda Nicolas d’une voix tremblante.

— Mon fils, rétorqua le prêtre avec une infinie résignation, les corps que nous avons trouvés n’avaient plus nom ni visage. Il faut encore qu’on se mette à la recherche des autres, quand nous nous serons procuré assez de nourriture pour garder en vie ceux qui ont survécu. Les gens de l’impératrice ont d’abord pillé nos maisons, puis ça a été le tour des Flamands. Ceux d’entre nous qui possèdent encore quelque chose doivent partager avec ceux qui n’ont plus rien. Et si certains possèdent encore ce qui leur faut, Dieu sait que ce n’est pas mon cas.

C’était vrai matériellement, et il ne lui restait que sa compassion lasse et tenace. Nicolas avait dans ses fontes du pain et de la viande qu’il avait achetés pour la route au dernier relais de poste. Il alla les chercher et les fourra dans les mains du vieillard ; ce n’était qu’une goutte d’eau dans le désert, mais l’argent qu’il avait dans sa bourse ne servirait à rien puisqu’il n’y avait rien à acheter ici. Il faudrait écumer toute la région pour nourrir les gens de Wherwell. Il les laissa à leur labeur obstiné et traversa lentement la cité en ruine, se renseignant çà et là au cas où on pourrait lui fournir des indications. Si tout le monde savait que des nonnes s’étaient dispersées, tous ignoraient où elles étaient allées. Le nom d’une d’entre elles ne leur disait rien, peut-être n’était-ce même pas celui qu’elle avait pris pour entrer en religion. Nicolas n’en continua pas moins sa quête obstinée, convaincu que les qualités uniques de Juliane Cruce la distingueraient de toutes les autres femmes. Un soldat de la reine ne rencontrant aucune difficulté pour traverser le cercle de fer des assaillants, il se rendit à Winchester où il ne fallait pas être grand clerc pour voir que la faction de l’impératrice battait de l’aile et que les impériaux n’osaient pas se risquer bien loin de leur château fort. Mais les nonnes de Winchester, qui avaient elles-mêmes craint pour leur vie et respiraient mieux maintenant, ne purent rien lui apprendre concernant Juliane Cruce. Elles avaient accueilli et entouré de leur sollicitude quelques-unes de leurs sœurs de Wherwell, mais pas celle-là. Nicolas eut un entretien avec l’une des plus âgées, qui était bonne et compatissante, mais ne lui fut d’aucun secours.

— Ce nom ne me dit rien, monsieur. Mais, voyez-vous, il n’y a aucune raison pour que je le connaisse. Cette dame a très bien pu prononcer ses vœux sous un nom entièrement différent et nous ne demandons à nos sœurs ni d’où elles viennent ni qui elles étaient, à moins qu’elles ne décident d’elles-mêmes de nous le dire. Mes fonctions ne me donnaient pas accès à ces choses-là. Notre abbesse pourrait certainement vous répondre, mais nous ignorons où elle est. Ainsi que notre prieure. Nous sommes aussi perdues que vous. Mais Dieu nous retrouvera et nous réunira. Tout comme vous retrouverez celle que vous cherchez.

Elle était vive, perspicace, mince comme un fil mais indestructible comme le chiendent. Le regardant avec une amitié nuancée d’ironie, elle lui demanda carrément si Juliane était de sa famille.

— Non, répondit Nicolas brièvement, mais je l’aurais désiré, et même qu’elle me fût très proche.

— Et à présent ?

— Je veux être sûr qu’elle est vivante, hors de danger et heureuse. Un point c’est tout. Si c’est le cas, que Dieu la garde dans cette disposition, et je m’inclinerai.

— Si j’étais vous, dit la dame après l’avoir observé silencieusement un bout de temps, j’irais à Romsey ! C’est suffisamment loin pour être beaucoup moins dangereux qu’ici et c’est la plus grande maison bénédictine de cette région. Dieu sait lesquelles de nos sœurs vous y trouverez, mais il y en aura sûrement quelques-unes, et peut-être certaines vous aideront-elles.

Il était encore assez jeune et innocent, malgré son expérience du monde, pour se laisser émouvoir par toute manifestation de bonté, de confiance et, saisissant la main de la nonne, il la baisa en prenant congé comme si elle l’avait reçu dans un château. Pour sa part, elle en avait trop vu depuis trop longtemps pour rougir ou se troubler, mais après son départ, elle resta assise un long moment, souriante, avant d’aller rejoindre les autres. Il n’était pas mal du tout, ce garçon.

 

Très solennel, plus calme, Nicolas parcourut les quelque douze milles qui le séparaient de Romsey, sachant fort bien qu’il allait peut-être recevoir une réponse qui lui enlèverait tout espoir. Une fois sorti de Winchester, quand il se fut enfoncé plus loin vers le sud-ouest, il n’eut plus rien à craindre car il traversait un pays où l’autorité de la reine régnait sans partage. La région était agréable, vallonnée, bien boisée, même avant d’atteindre l’orée de la grande forêt. Il parvint à la loge de l’abbaye, située en plein centre de la petite ville. La soirée s’achevait et il sonna la cloche pour être admis. La sœur tourière le regarda par la grille du judas et lui demanda ce qu’il voulait. Il se pencha, suppliant, vers l’ouverture et se trouva confronté à deux yeux clairs, plus très jeunes, entourés d’un faisceau de rides.

— Ma sœur, avez-vous donné asile à quelques-unes des nonnes de Wherwell ? Je suis à la recherche de l’une d’entre elles, et personne n’a pu me renseigner là-bas.

La sœur tourière qui l’observait attentivement vit un visage jeune, sali et fatigué par la route ; ce jeune homme était seul, très sérieux, sans rien de menaçant. Même ici, à Romsey, on avait appris à être prudent avant d’ouvrir sa porte, mais derrière le visiteur la route était absolument déserte et le crépuscule tombait tout à fait paisiblement sur la petite ville.

— La prieure est ici, avec trois de nos sœurs, dit-elle, mais je doute que l’une d’entre elles en sache long sur les autres pour le moment. Enfin, entrez, je leur demanderai si elles consentent à vous parler.

Le guichet et la serrure jouèrent avec un claquement sec, la chaîne tomba, et il pénétra dans la cour.

— Qui sait, dit la sœur tourière avec bonté, refermant le portail derrière lui, si l’une des trois n’est pas celle que vous cherchez ? Vous pouvez toujours tenter votre chance.

Empruntant des couloirs mal éclairés, elle le conduisit à un petit parloir aux murs de boiseries et le laissa là. Le souper était sûrement terminé depuis longtemps, complies aussi ; il était presque l’heure de dormir. Les sœurs le renseigneraient, dans la mesure du possible, afin qu’il s’en aille avant la nuit.

Incapable de tenir en place ou de s’asseoir, il marchait de long en large dans la pièce, comme un ours en cage, quand une autre porte s’ouvrit et la prieure de Wherwell entra d’un pas calme. Elle était petite, potelée, toute rose, mais son visage était empreint d’une énergie formidable et ses yeux bruns qui étudiaient de la tête aux pieds le visiteur devant elle étaient extraordinairement directs.

— Il paraît que vous m’avez demandée ? Me voici. En quoi puis-je vous être utile ?

— Madame, murmura Nicolas d’une voix tremblante à l’idée de ce qu’elle risquait de dire, j’étais loin dans le Nord, dans le Shropshire, quand j’ai entendu parler du sac de Wherwell. Il y avait une dame dont je venais d’apprendre qu’elle était entrée en religion, et tout ce que je tiens à savoir à présent, c’est si elle est en vie et en sécurité après ce désastre. Et si on m’y autorise, j’aimerais m’entretenir avec elle et m’assurer par moi-même qu’elle va bien. J’ai demandé sur place, à Wherwell, mais on n’a rien pu me dire, puisque je ne la connais que sous le nom qu’elle portait dans le monde.

D’un geste, la prieure lui indiqua un siège et s’assit elle-même à un endroit d’où elle pouvait l’étudier aisément.

— Puis-je savoir qui vous êtes, monsieur ?

— Je m’appelle Nicolas Harnage. J’étais écuyer de Godfrid Marescot avant qu’il entre au monastère de Hyde Mead. Il avait jadis été fiancé à la dame en question, et lui aussi souhaiterait savoir aujourd’hui comment elle se porte.

D’un signe de tête elle indiqua que ce désir lui paraissait parfaitement naturel, fronçant pourtant les sourcils, la mine perplexe, en murmurant :

— Ce nom me dit quelque chose, Hyde était très fier de le compter parmi ses moines. Mais je ne me rappelle pas cette histoire de fiançailles... Comment s’appelle la personne que vous cherchez ?

— Dans le monde, elle s’appelait Juliane Cruce, elle était originaire du Shropshire. La religieuse que j’ai interrogé à Winchester n’avait jamais entendu prononcer ce nom, mais Juliane a très bien pu en choisir un autre en prenant le voile. Vous, cependant, les connaissez sans doute tous les deux.

— Juliane Cruce, dites-vous ? répéta-t-elle, très droite et maintenant aux aguets, le couvrant d’un regard aigu. Vous êtes certain de ne pas vous abuser, jeune homme ? C’est à Wherwell qu’elle est entrée ? Pas ailleurs, vous êtes bien sûr ?

— Tout à fait, madame, affirma-t-il. C’est son frère lui-même qui a parlé de Wherwell. Il n’a pas pu se tromper.

Il y eut un moment de tension silencieuse pendant lequel elle réfléchit, les traits froncés, hochant la tête.

— Quand est-elle entrée dans l’ordre ? Tout récemment, j’imagine.

— Il y a trois ans, madame. J’ignore la date exacte, disons environ un mois après que mon seigneur a pris l’habit, c’est-à-dire à la mi-juillet.

L’étrange attitude de l’abbesse commençait à l’effrayer. Pourtant, il lisait dans ses yeux un mélange de confusion et de sympathie.

— Mon fils, dit-elle à regret, je suis prieure depuis plus de sept ans, je connais le nom de toutes nos sœurs, celui qu’elles portaient dans le siècle et leur nom de religieuse, j’ai assisté à toutes les prises de voile. Et je suis au regret de vous affirmer que cette histoire n’est pas plus claire pour vous que pour moi, mais en un mot comme en cent, il n’y a eu aucune Juliane Cruce à demander ou à recevoir le voile à Wherwell. Je n’ai jamais entendu ce nom-là, c’est celui d’une femme dont j’ignore tout.

Il ne pouvait en croire ses oreilles. Il resta bouche bée, stupéfait, à se passer à plusieurs reprises la main sur le front.

— Mais... mais c’est impossible ! Elle est partie de chez elle avec une escorte et une dotation pour le couvent qu’elle avait choisi. Tout le monde savait qu’elle comptait entrer à Wherwell, son père aussi, et il lui a donné son accord. Je vous jure, madame, qu’il n’y a aucune erreur possible. Elle est bien partie pour Wherwell.

— En ce cas, répondit gravement la prieure, l’affaire est plus grave encore que vous ne le pensiez et je crains qu’il vous faille poursuivre votre enquête ailleurs. Croyez-moi, si vous êtes certain qu’elle est partie pour Wherwell, je suis certaine, moi, qu’elle n’y est jamais arrivée.

— Qu’est-ce qui pouvait l’en empêcher ? s’exclama-t-il, tendu, essayant de tout envisager. Entre sa maison et Wherwell...

— Il y a un bon bout de chemin, acheva la prieure. Et les raisons qui peuvent empêcher les hommes et les femmes de parvenir à leurs fins, ce n’est pas ce qui manque. Les désordres de la guerre, les aléas du voyage, la méchanceté d’autrui...

— Mais elle avait quatre hommes d’escorte pour l’amener à bon port !

— Alors c’est auprès d’eux qu’il faut vous renseigner, conclut-elle doucement, car ils ont manqué à leur devoir d’une façon évidente.

Il ne servait à rien de continuer à la presser de questions. Il demeura silencieux, ahuri, l’esprit en déroute. Cette femme savait ce qu’elle disait, et avait eu le mérite de lui indiquer la seule piste qui restait. Inutile de s’obstiner à fouiner dans la région avant d’avoir déniché l’indice qu’elle lui suggérait et commencé à suivre les traces de Juliane Cruce depuis le début, à son départ de Lai. D’après Reginald, trois hommes d’armes l’accompagnaient, menés par un chasseur qui lui était très attaché depuis son enfance. Ils devaient encore être au service de Reginald, on pourrait sûrement les interroger afin qu’ils s’expliquent sur cette mission qui n’avait jamais été remplie.

Il restait encore un argument à la prieure, qui ne se leva pas moins pour mettre fin à cet entretien et indiquer à ce visiteur de la onzième heure qu’il était temps de partir.

— Elle avait, dites-vous, la dotation qu’elle comptait apporter à Wherwell ? J’ignore de quelle valeur, certes, mais... on peut faire des mauvaises rencontres sur la route...

— Il y avait quatre hommes pour la protéger ! s’écria Nicolas, dans une dernière tentative pour se rassurer.

— Qui savaient ce qu’elle transportait ? Dieu m’est témoin, ajouta-t-elle, que je ne tiens à jeter la suspicion sur personne, mais dans le monde où nous vivons, un homme incorruptible ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval, alors quatre, vous pensez !

Il quitta la ville, encore sous le choc, incapable de réfléchir ni de raisonner, ou d’admettre ce que son chagrin l’incitait à croire. La nuit commençait à tomber et fatigué comme il était, il fallait qu’il trouve un endroit pour dormir. En outre, il devait prendre soin de son cheval. Il parvint à une auberge où on put lui fournir un lit passablement dur, une stalle et du fourrage pour sa monture ; il resta éveillé un long moment avant de pouvoir céder à l’épuisement tant physique que moral.

Il entrevoyait une réponse, mais du diable s’il savait comment l’interpréter. Une chose était sûre, comme elle n’avait jamais mis les pieds à Wherwell, elle n’était donc pas morte dans l’incendie. Oui, mais pas un mot d’elle, rien depuis trois ans ! Son frère ne s’était guère soucié d’une demi-sœur qu’il connaissait à peine, dont il croyait qu’elle avait trouvé la voie qui lui convenait. Mais jamais elle n’avait envoyé de ses nouvelles. Seulement, il n’y avait personne pour s’en inquiéter. Les religieuses cloîtrées sont en sécurité dans leur communauté avec toutes leurs sœurs autour d’elles, elles ne s’intéressent plus au monde et le monde n’a plus rien à attendre d’elles. Trois ans de silence, quoi de plus naturel ? A présent cependant, ces trois années de silence s’étendaient comme un océan insondable au sein duquel Juliane Cruce se serait abîmée sans laisser de trace.

La seule solution consistait donc à repartir pour Shrewsbury à toute vitesse, reconnaître que sa mission était un échec total puis continuer jusqu’à Lai pour informer Reginald Cruce de cette histoire invraisemblable. C’était le seul endroit où il pouvait espérer trouver un début de piste. Le lendemain matin, il reprit très tôt la route de Winchester.

Il atteignit les environs de la cité vers le milieu de la matinée. Il en était sorti non pas par la route directe, mais en empruntant par prudence la porte ouest puisque le château royal, avec sa garnison hostile et probablement aux abois à l’heure qu’il était, se dressait à deux pas et contrôlait tout le secteur. Toutefois, peu avant de parvenir à l’endroit où, pour ne pas attirer l’attention, il aurait dû quitter la route de Romsey et aller vers l’est de façon à contourner la ville par le sud et de pouvoir se mettre à couvert, il commença à prendre conscience d’un murmure constant et chaotique, droit devant lui, qui se changea en clameur vibrante puis en fracas d’armes entrechoquées et de hurlements, ce qui ne pouvait qu’annoncer une bataille, et même une bataille toute proche, confuse, désespérée. Elle semblait se dérouler devant lui, à gauche, à quelque distance de la ville. Dans cette direction, il discerna une brume de poussière provoquée par le combat et une fuite en désordre.

Nicolas, renonçant aussitôt à se détourner vers l’hôpital épiscopal de la Sainte-Croix ou la porte de l’est, piqua droit vers la porte de l’ouest. Là il vit les habitants de Winchester, en pleine effervescence, se répandre dans les rues ensoleillées et grouillantes, des gens qui criaient, tout excités, exultants, délivrés de leurs craintes, qui exigeaient des nouvelles ou avaient à en donner, fous de joie d’émerger de la peur latente dans l’ombre de laquelle ils étouffaient depuis longtemps.

— Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ? cria Nicolas à l’oreille d’un grand gaillard qu’il venait de saisir par l’épaule.

— Ils ont fichu le camp ! Cette bonne femme, son royal oncle d’Ecosse et tous ces beaux messieurs se sont sauvés à l’aube ! Ils se moquaient bien de savoir que nous, on crevait de faim, mais quand le loup les a mordus, ça a été une autre paire de manches. Ils sont partis jusqu’au dernier – en bon ordre, enfin au début ! Maintenant, écoutez-les ! Les Flamands leur ont permis de sortir avant d’attaquer, nous laissant en dehors de tout ça. C’est mieux que rien, mais ils ne perdent rien pour attendre, moi je vous le dis !

Avides de se venger, les artisans et marchands de Winchester se regroupaient dans les parages, attendant que le bruit de la bataille s’éloignât pour passer à l’action. Il y aurait des pillages d’ici la nuit. Nul ne peut aller très vite, lourdement chargé d’un casque et d’une cotte de mailles. Peut-être même les adversaires jetteraient-ils leurs épées pour alléger le poids que leurs chevaux auraient à porter. Et s’ils avaient été assez naïfs pour croire qu’ils pourraient emporter leurs richesses avec eux, il est certain que d’ici le soir une bonne part du butin aurait disparu.

Elle avait donc enfin eu lieu, cette sortie que tout le monde attendait, et qui visait à rompre l’encerclement des armées de la reine, mais trop tard pour avoir une chance de réussir. Après le massacre de Wherwell, même l’impératrice avait dû comprendre qu’elle ne pourrait guère tenir plus longtemps ici.

Au nord-ouest, le long de la route de Stockbridge, ondulant au-dessus des pentes des collines, un halo de poussière brillante moutonnait et dansait, s’élargissant au fur et à mesure qu’il s’éloignait. Nicolas se mit à le suivre, comme les plus hardis, les plus avides ou les plus rancuniers des habitants qui, eux, étaient à pied. Il les avait semés derrière lui et s’aventurait seul parmi les vallons et les collines quand il tomba sur les premières traces de l’assaut qui avait détruit l’armée impériale : un corps qui gisait sur le sol, près d’un cheval boiteux, abandonné, et d’un lourd bouclier – ce ne serait pas le dernier – dont un fuyard s’était débarrassé en hâte. A un mille de là, le sol était jonché d’armes, de pièces d’armure qu’on avait arrachées et lancées au loin pour courir plus vite, de heaumes, de cottes de mailles, de fontes. Des vêtements recouvraient des pièces de monnaie, ici on découvrait des ornements d’argent, là des robes de prix, de la vaisselle volée à des maisons nobles ; ce butin avait perdu toute sa valeur, chacun ne songeait qu’à sauver sa peau. Et même à ce prix, certains n’avaient pas réussi. Ils avaient rendu l’âme dans l’herbe, foulés aux pieds, leurs chevaux effrayés tournaient en rond. Quelques rescapés, presque morts d’épuisement, haletaient, couchés à même la terre. Il n’était plus question de bataille, mais de déroute, d’une fuite éperdue où la terreur se répandait comme une épidémie.

Nicolas s’était arrêté, au bord de la nausée, tandis que la fuite et la poursuite s’éloignaient sous un nuage brillant en direction de la Test à Stockbridge. Renonçant à aller plus loin, il revint sur ses pas, se dirigea vers la cité, refusant de participer au pillage. En chemin, il croisa les premiers « glaneurs » avides de s’enrichir, chargés des dépouilles de la victoire.

 

Ce ne fut que trois jours plus tard, au début de l’après-midi, qu’il entra dans la grande cour de l’abbaye de Shrewsbury comme il s’y était engagé. Frère Humilis se trouvait à l’herbarium, avec Cadfael, tous deux assis à l’ombre tandis que Fidelis choisissait, parmi toutes les plantes qui poussaient là, les tiges et les vrilles nécessaires pour enluminer une majuscule. Il se décida pour de la brione, de la centaurée, et les volutes de la vesce, parfaitement indiquées pour l’ornement des lettres capitales. Le jeune homme avait commencé à s’intéresser aux simples et à leur utilisation. On le priait parfois de fabriquer les remèdes dont Cadfael se servait pour soigner Humilis. L’élève surveillait les opérations du vieux moine avec une dévotion sereine et passionnée, comme si son amour pouvait ajouter la touche finale qui les rendrait infaillibles.

Le portier qui connaissait bien Nicolas à présent lui indiqua, sans lui poser de question, l’endroit où il pourrait trouver son ancien seigneur. Comme il comptait repartir aussitôt à Lai, le cavalier laissa son cheval attaché près du portail et contourna à grands pas la haute haie élaguée que bordaient les cailloux d’un sentier. Il se dirigea vers Humilis qui se reposait sur le banc de pierre adossé au mur sud. Absorbé par ses pensées, Nicolas frôla Fidelis en lui accordant à peine un regard. Le jeune moine, qui ne s’attendait pas à cette arrivée aussi soudaine que silencieuse, tourna vers l’arrivant son visage offert au soleil et pour une fois sans capuche. Le temps d’un éclair, et il battit en retraite, refusant de se mêler à la discussion, par respect et par discrétion. Il tira même sa capuche sur le front et se dissimula dans cette ombre propice.

— Monsieur, dit Nicolas, pliant le genou devant Humilis et saisissant les deux mains qui se préparaient à l’étreindre, vous me voyez tout marri.

— Non, ne dis pas ça ! s’exclama Humilis avec affection et, libérant ses mains, il attira le jeune homme près de lui pour l’examiner attentivement.

» Eh bien, conclut-il avec un soupir et un petit sourire sans joie, je vois que ton entreprise n’a pas été couronnée de succès. Je crois pouvoir affirmer que ce n’est pas ta faute, le succès ne dépend pas toujours de nous. Tu ne serais pas revenu si vite si tu l’avais trouvée, mais il ne faut pas être devin pour comprendre que ce n’est pas ce que tu espérais... Tu n’as pas retrouvé Juliane. Du moins, poursuivit-il, l’observant de plus près, d’une voix basse, précautionneusement, pas vivante...

— Ni vivante, ni morte, se hâta de répondre Nicolas, écartant cette hypothèse affreuse. Non, ce n’est pas ce que vous pensez – ni ce qu’aucun de nous aurait pu imaginer.

Maintenant qu’il en était arrivé là, il lui fallait raconter toute l’histoire, d’une haleine, sans fioritures, afin d’en être débarrassé.

— J’ai d’abord été à Winchester et j’ai fini par trouver la prieure qui s’était réfugiée à Romsey. Elle est en poste depuis sept ans, connaît chacune des religieuses depuis lors, et n’a jamais entendu parler de Juliane Cruce. Quoi qu’il ait pu lui arriver, celle-ci n’a jamais mis les pieds à Wherwell, n’y a jamais prononcé ses vœux et n’y est donc pas morte. Point final !

— Elle n’y a jamais mis les pieds ? répéta Humilis, stupéfait, promenant ses regards sur le jardin ensoleillé.

— Non, jamais, je vous dis ! s’écria Nicolas, plein d’amertume. J’arrive trois ans trop tard. Pas moins ! Où a-t-elle bien pu aller pendant tout ce temps, sans jamais donner signe de vie chez elle ou à sa famille, alors qu’elle n’est pas là où elle comptait trouver la paix ? Qu’a-t-il bien pu lui arriver entre ici et Wherwell ? La région était calme à l’époque et les routes relativement sûres. En outre, elle avait pour escorte quatre hommes, bien armés.

— Qui sont rentrés chez eux, ajouta vivement Humilis. S’ils n’étaient pas revenus, Cruce se serait posé des questions et inquiété il y a longtemps. Mais, grand Dieu, qu’est-ce qu’ils ont bien pu lui raconter à leur retour ? Rien de mauvais ! Ni de la part d’autres hommes, sinon il y aurait eu aussitôt une levée de boucliers, ni de leur part à eux, ou ils n’auraient jamais osé reparaître. On dirait que le mystère s’épaissit.

— Je vais à Lai, annonça Nicolas en se levant. Il convient de mettre Cruce au courant et de lui demander d’interroger les hommes qui ont accompagné sa sœur. S’ils servaient son père, ils doivent être à son service maintenant, soit à Lai, soit dans l’un de ses châteaux. Ils pourront au moins nous indiquer où ils l’ont quittée, si elle a eu l’imprudence de les renvoyer et de parcourir seule les derniers milles. Je ne prendrai pas de repos avant de l’avoir retrouvée. Oui, si elle est encore vivante, je la retrouverai !

Humilis le retint par la manche, avec un regard dubitatif.

— Mais, et ton commandement... Il me semble que tu ne peux pas abandonner ton poste pendant si longtemps.

— Mon poste peut très bien se débrouiller sans moi pour le moment, riposta Nicolas. J’ai laissé mes hommes camper bien tranquillement près d’Andover ; ils vivent sur le pays et mes sergents me remplacent. Ce sont de vieux soldats tout à fait à la hauteur de leurs tâches, du train où vont les choses à présent. Car je ne vous ai pas tout dit. J’ai tellement de problèmes sur les bras que je n’ai guère le temps de me soucier de nos souveraines. La dernière fois, je vous ai bien dit que l’impératrice devait essayer au plus tôt de s’échapper de Winchester à moins de crever de faim dans son château. Eh bien, elle a essayé. Après le désastre de Wherwell, elle et ses hommes savaient qu’ils ne pourraient plus tenir très longtemps. Il y a trois jours ils sont partis vers l’ouest, vers Stockbridge. Guillaume de Warenne et les Flamands leur sont tombés dessus et les ont taillés en pièces. Ce n’était plus une retraite mais une fuite éperdue. Les hommes ont jeté en route tout ce qu’ils avaient de lourd. Si jamais ils reviennent à Gloucester, ce sera à moitié nus. Je vais m’arrêter un moment en ville pour transmettre ces nouvelles à Hugh Beringar.

Frère Cadfael qui avait continué à désherber sans trop de conviction entre les parterres d’herbes médicinales, à quelques pas de là, n’en avait pas moins écouté de toutes ses oreilles. Tout excité, il se redressa pour lancer une question :

— Et elle ? L’impératrice ? Elle n’a pas été prise ?

Une impératrice en échange d’un roi, ce serait un marché honnête et quasiment inévitable, même si c’était insuffisant pour mettre fin aux hostilités. On considérerait plutôt la partie comme nulle et il faudrait recommencer les mêmes combats épuisants entre les troupes épuisées. Si c’était Etienne qui avait capturé cette dame implacable, fou et chevaleresque comme il était, il lui aurait probablement donné un cheval frais, une escorte, et l’aurait renvoyée dans sa retraite fortifiée de Gloucester, mais la reine n’était ni si magnanime ni si naïve et elle tirerait plus grand bénéfice de son ennemie prisonnière.

— Non, non, Mathilde est en sécurité. Son frère l’a envoyée à l’avant en toute hâte avec Brian Fitzcount pour la protéger tandis qu’il restait pour rassembler l’arrière-garde et arrêter la poursuite. Non, mais c’est mieux que d’avoir capturé Mathilde ! Il aurait pu continuer à se battre sans elle, pas elle sans lui. Les Flamands les ont surpris à Stockbridge et ont encerclé tous les survivants qui tentaient de passer la rivière à gué. C’est l’égal du roi qu’ils ont capturé : Robert de Gloucester en personne !

Un insondable mystère
titlepage.xhtml
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm
Peters,Ellis-[Cadfael-11]Un insondable mystere.(An Excellent Mystery).(1985).French.ebook.AlexandriZ_split_014.htm